OUBLIS...
 
 
Se glisser dans le passé, visiter ce présent d'avant-hier en s'effor?ant d'ignorer son futur, exactement comme celles et ceux qui l'ont vécu, voilà un beau défi ! Gavé d'images et de sons, notre XXIème siècle laisse des traces si abondantes que les chercheurs du futur devront faire bien attention de ne pas s'y noyer. Alors que le premier XXème siècle, même s'il fut bien plus généreux que ses prédécesseurs, reste chiche, et même quasi muet du côté des humbles : quelques photographies d'assez mauvaise qualité et un peu d'écrit mais si peu, chez les Lefresne on a la trace si légère qu'elle limite toute reconstitution. Prenez ces années 40 : Yvonne et Marcel, encore trentenaires, ont vécu la fin de leur jeunesse lestés de 4 enfants sans que le moindre bout de document nous renseigne sur leurs joies ou leurs peines. Visitons alors leurs souvenirs racontés dans les soirées d'après. Là encore, le musée Lefresne est à peu près vide. A la fin de ces mauvaises années, le dernier de la fratrie a 8 ans et peut avoir oublié des récits parentels. Mais les 3 ainés ont 15, 14 et 13 ans : à cet âge on enregistre convenablement, non ?   Eh ! bien, rien.
A vrai dire, j'ai, dernier de la fratrie, oublié les discussions quotidiennes et, devenu à 11 ans interne au collège de Saint-Aignan, autorisé à rentrer à Cellettes tous les 15 jours -à condition de ne pas être privé de sortie par punition, sanction ma foi assez fréquente- je n'ai guère partagé le quotidien familial. J'ignore donc ce qui se disait et même s'il se disait quelque chose dans ces années 50 un peu difficiles chez les Lefresne -chômage de Marcel, qui avait tendance à encourager une certaine intempérance (affectueuse formule pour éviter de dire qu'il rentrait saoûl), fins de mois à partir du 15, donc, modestes courses à crédit chez les commer?ants locaux qui l'acceptaient, grossesse imprévue, mariage précipité, naissance difficile chez la fille ainée -à peine 20 ans-, rapports père-fils rendus parfois encore plus tendus par les degrés alcooliques... Le dénuement est bien plus pittoresque en littérature que dans la vie réelle. Faire vivre un couple et 4 enfants en bas âge dans la trentaine de m2 de 2 pièces sans eau ni évidemment sanitaires, cela pouvait encore se concevoir à l'époque. Mais si le petit dernier n'est plus là que pendant les vacances, les 3 grands, devenus adultes, ont vécu, eux, avec leurs parents dans le même espace, dans les mêmes conditions d'hygiène et de promiscuité jusqu'en 1954. Bref, jusqu'aux belles fins des années 50, rien ne conduisait aux confidences, à tous ces petits récits plus ou, parfois, moins fidèles à la réalité du passé, autour desquels se construit une histoire familiale.
D'ailleurs, de famille, on n'avait guère : après avoir rayé les cases grands-pères / grands-mères, tantes, oncles, cousines, cousins, que restait-il ? Sans parler de ceux de Cellettes devenus Badin, qu'on ne fréquentait pas, les reliquats Merveille vivaient en Beauce -guère accueillants aux dires de Marcel, qui pesait la sociabilité en occasions de trinquer -et dans une ferme de Beauce, hein, on buvait ce qu'on apportait- d'autres étaient toujours, comme avant-guerre, à la Ferté-sous-Jouarre, au nord de Paris, appréciés ceux-là, mais lointains à cette époque. Même plus Robin, puisque la  tante Cécile -la petite soeur de Renée- avait épousé un Leclerc, des bouts de Robin avaient émigré en Seine-et-Marne, à Souppes sur le Loing. Mais à une époque où la bicyclette était encore un luxe de pauvre, tous ces endroits lointains restaient hors de portée. Plus loin encore, dans l'ouest, à Dives sur Mer près de Cabourg, issue sans doute d'une fille Bailloux, comme la grand-mère Robin -faut suivre, un peu d'attention SVP- la famille Deverge n'apparaitra, joyeusement d'ailleurs, qu'à la fin des années 50, quand, devenue classe moyenne, une rejetonne institutrice, so mari et ses deux enfants, s'arrêteront festoyer à Cellettes sur la route de retour des vacances d'été.  
De ces années 40, misérables pour les pauvres qui les ont vécues, chargées de honte puis de gloire, je ne me souviens pas avoir entendu parler -mais je n'étais qu'un enfant, dont les souvenirs ne sont guère fidèles. La route Marcel-ancêtres avait été coupée dès sa naissance : on n'en parlait pas mais c'était entendu. Celle d'Yvonne sautait une génération : Alfred, son père, tué en 1915, remontait au moyen-âge pour un gamin de moins de 10 ans. Mais Renée, sa mère ? Morte en 1943, à 52 ans, si jeune encore, même pour l'époque, elle n'a jamais occupé l'avant-scène ni, à vrai dire, les coulisses. Les 3 ainés Lefresne avaient 9, 8 et 7 ans en 43, ils ont donc pu la connaître, et même la côtoyer puisqu'elle a fini sa pauvre vie dans une masure-taudis, aujourd'hui disparue, près de la demeure de sa mère, la grand-mère Robin , au hameau de Vaugelay, dans un chemin, devenu rue de la Fontaine, où, bien plus tard, l'ainée des filles et son mari ont construit leur pavillon. Mais rien n'a jamais été dit de cette mamie-là au cours des rencontres familiales. La prudence est tout de même ici requise : quand le narrateur dit ignorer, c'est peut-être le narrateur qui passe à côté sans avoir vu, ou vouloir voir, et j'ai de vraies raisons de le (me) mettre en cause, il lui (me) faudra bien, un jour, s'(m') expliquer là-dessus... Passons donc Renée, d'abord Robin, puis Merveille, puis Richemont, puis de nouveau veuve, non sans avoir été mère, une seconde fois. Car après le chef-d'oeuvre Yvonne, un autre tableau est sorti de Renée, mais celui-là n'a jamais été exposé dans la famille. Une seule main est de trop pour indiquer le nombre de fois ou un prénom a été prononcé. ?a s'appelait "denise", curieusement d'ailleurs, puisque son premier prénom était Alexandrine.
Ce qui se nomme "hasard" est un concours de circonstances miraculeusement assemblées. Posez l'équation A + B = x , dans laquelle A désigne quelqu'un que la décennie 1940 intrigue parce que : 1/c'est la période de sa naissance - 2/c'est celle de l'occupation allemande dans son département ; et B, des milliers de documents recueillis, répertoriés, classés et finalement offerts à la curiosité de lecteurs patients par des archivistes efficaces. Et voilà comment, comme dans un scénario simplet, un jour, A tombe dans B sur une denise  qui, de fantomatique, devient réelle. Le x  de l'équation improbable apparaît ainsi 3 fois dans les milliers de pages que la période 40-45 nous lègue.
C'est d'abord un rapport de police journalier qui interpelle pour se livrer à la prostitution avec des militaires allemands les nommées Richemont Denise, 20 ans, demeurant à Cellettes (L&C) mais couchant très fréquemment à l'hôtel Denis Papin à Blois et Marquet Simone, 21 ans, demeurant à l'hôtel sus-indiqué. Voilà donc notre Denise, jusqu'alors oubliée-chassée de la mémoire familiale, prise à vendre ses 20 ans, dans la soirée du 3 mai 1942 et, si l'on comprend bien, dans beaucoup d'autres soirées, à des troufions boches. A peine 2 ans et demi plus tard, nouvelle apparition de la Denise dans un document. Il s'agit cette fois d'une liste récapitulative des membres des partis dissous, établie le 9 septembre 1944 par un commissaire des RG : Richemond Denise à Cellettes  adhérente RNP, ce parti qui appelait à une collaboration avec les vainqueurs encore plus forte que celle prônée par Laval-Pétain... La voilà donc ainsi promue, en quelque sorte, de prostituée à collaborationniste. Du coup, cela ouvre la voie à une troisième rencontre d'archives -car, la libération venue, les membres des partis dissous font tous l'objet d'une enquête pour agissements anti-nationaux. Et là, bien entendu, les gendarmes, revêtus de leur uniforme, parcourent Cellettes à la recherche de témoignages. Ah ! Yvonne Lefresne, née Merveille, ménagère à Cellettes, comme tout cela a dû te toucher, te meurtrir peut-être, quand ils sont venus à toi. Bien sûr, tu prends la distance convenable avec cette soeur de mère si peu présentable, tes idées sont contraires aux siennes, et cela devait se savoir. Mais dans une société aussi étroite que la cellettoise du temps, comment être tout à fait à l'abri des médisances ? D'autant que cette soeur si peu honorable devait être connue puisqu' élevée à Cellettes, elle a toujours fréquenté les Allemands  et, par deux fois, est allée les servir volontairement dans leur pays.
Des 7 ou 8 années passées à l'école de Cellettes, aucun souvenir ne me revient d'une quelconque allusion à une Denise dépravée et complice de l'ennemi. Le silence des sociétés rurales n'est pas synonyme d'oubli, certes. Mais rien ne peut indiquer que la conduite de la fille Richemont a marqué, si peu que ce soit, le destin de la famille Lefresne. De cette soeur de mère , il ne fut donc jamais question et pas davantage du gar?on qu'elle a eu en 1943 ou 44 d'un Allemand-Alsacien de Belfort, mis en nourrice près d'Averdon chez une Mme Créchet: il n'existe que dans ce PV de gendarmerie dans lequel Mme Lefresne, née Merveille Yvonne, 33 ans, ménagère demeurant à Cellettes, exprime nettement son opposition à celle qui  louangeait les Allemands. Des 6 membres de la famille Lefresne, le petit dernier est donc le seul à avoir ignoré le passé chargé de honte d'une fille de 20 ans sous l'occupation.
La suite nous amène dans les années 60, quand il s'agit de liquider la succession, en Bourgogne, d'une Mme Bloch, née Robin, une grand tante d'Yvonne donc. Et de Denise Richemont, peut-être devenue Gross en 1943, puis Huart en juin 45 dans les Ardennes, à moins que ce soit Selmat, enrichie en tout cas de 2 filles, Roselyne et Marie-Christine, et encore Badal dans une 3ème union en Corse. Finalement la succession Bloch-Robin tombera aux oubliettes faute de retrouver les héritiers, Alexandrine-Denise ne réapparaîtra pas et les enfants Lefresne ne connaîtront pas leurs cousin-cousines. La destinée des humbles ressemble à leur passage terrestre, transparence et oubli.